Lettre d'Informations Février 2025

Chères donatrices, chers donateurs,

Tout d'abord, permettez-moi de vous adresser, comme toujours avec un peu de retard, mes meilleurs vœux pour la nouvelle année. Je vous souhaite une excellente santé, beaucoup de succès et surtout beaucoup d’amour.

L’année 2025 marquera pour moi de nombreux changements, c’est pourquoi cette lettre trimestrielle sera un peu plus longue que d’habitude. Comme il est primordial pour moi de vous informer avant que vous n’appreniez ces nouvelles dans les journaux, cette lettre vous parvient exceptionnellement par courrier prioritaire.

Permettez-moi de commencer par le début :
Il y a exactement 26 ans, notre Centre L’Espoir à Adjouffou ouvrait ses portes. Je me souviens comme si c’était hier de ce jour où nous avons inauguré, avec une immense joie, les quatre conteneurs maritimes sauvés de la destruction, que nous avions transformés en deux salles de soins, une pharmacie et un bureau. Nous ignorions alors ce que l’avenir nous réservait, avançant simplement au jour le jour. À cette époque, nous n’étions pas encore une fondation et comptions seulement quatre employés, qui travaillaient pour un salaire modeste. Mon mari Aziz m’envoyait chaque mois 500 francs suisses, avec lesquels j’achetais des médicaments pour notre petite pharmacie interne. Une consultation coûtait 0,80 euro, mais seules les personnes qui en avaient les moyens devaient payer. Nous avons conservé ce principe jusqu’à aujourd’hui, car les pauvres sont encore plus démunis qu’il y a 26 ans.

Les débuts ont été extrêmement difficiles. Le sida sévissait de manière effroyable. Beaucoup de malades n’avaient même plus la force de venir jusqu’à notre centre. Je parcourais donc les bidonvilles pour recueillir des personnes mourantes et les ramener chez nous. Il était essentiel pour moi qu’elles puissent passer leurs derniers instants dans un lit propre, même si celui-ci se trouvait dans un conteneur, et qu’elles reçoivent un accompagnement digne et plein d’amour. Beaucoup avaient été abandonnées. La peur de la contagion avait poussé leurs proches et voisins à fuir. Je travaillais jusqu’à 18 heures par jour, animée par une force intérieure qui ressemblait à une addiction, un impératif. M’arrêter ? Impossible. Prendre une pause ? Impensable. Il y avait tant de personnes qui mouraient autour de nous. Les abandonner ? Ma conscience, mon éducation et surtout mon cœur ne l’auraient jamais permis.

Ainsi, cela fait maintenant 26 ans que cela dure. Nous avons heureusement surmonté la pire période du sida, mais la maladie, la faim et la misère sont toujours omniprésentes. Peu à peu, nous sommes devenus connus en Suisse. Des émissions télévisées, des livres, un documentaire au cinéma ont attiré l’attention du public suisse sur nous. L’histoire de cette Suissesse un peu folle, alors âgée de 46 ans, épouse d’un directeur de Nestlé et mère de trois enfants, qui avait renoncé à une vie confortable et luxueuse pour vivre dans l’un des plus grands bidonvilles d’Adjouffou, au milieu des plus pauvres parmi les pauvres, semblait toucher beaucoup de gens.

Cette vie était ce que je recherchais, sans pouvoir le nommer, et ce qui me comblait. Pas matériellement, non ! Cela enrichissait mon âme d’une manière que je n’avais jamais connue auparavant. Mon mari a compris et m’a laissé suivre ma vocation. Il savait que c’était devenu indispensable. Sarah, notre benjamine, n’avait que neuf ans à l’époque. C’était difficile pour elle, mais elle comprenait et voyait comment je vivais, voyant tous ces enfants mourants, car elle venait me rendre visite pendant les vacances scolaires. Nos deux aînés, Sonia et Selim, étaient déjà à   L’Université de Hautes Etudes en Hôtellerie de Lausanne en Suisse.

Nous avons rapidement construit un hospice, notre deuxième centre, puis un orphelinat, le troisième. Ces trois lieux étaient séparés de seulement 300 mètres. 300 mètres de boue et de saleté, que je traversais parfois à trois heures du matin pour répondre à l’appel d’un mourant, sans même les remarquer. À l’époque, nous devions régulièrement nous passer d’eau courante et d’électricité pendant des semaines. Nous travaillions à la lampe à pétrole et puisions l’eau à un puits.

Grâce aux reportages et sans doute aussi à mon titre de Suissesse de l’année 2004, notre situation s’est considérablement améliorée. Les dons ont afflué, nous permettant de créer la Fondation Lotti Latrous. Nous avons ainsi pu aider d’avantage, créer des emplois et développer notre infrastructure.

Cependant, après 18 ans dans les bidonvilles d’Adjouffou, nous avons dû partir en raison de l’expansion de l’aéroport d’Abidjan, et tout recommencer. Nous avons trouvé, par un heureux hasard, un nouveau lieu à Bassam, en bordure d’un autre bidonville.

Aujourd’hui, nous employons environ 80 collaborateurs et gérons un centre de soins ambulatoires, un service social très actif et un hospice qui accueille des patients atteints de diverses maladies nécessitant des soins palliatifs. Nous scolarisons environ 800 enfants chaque année, qui sans notre aide, seraient voués à l’analphabétisme. Notre orphelinat abrite actuellement 35 enfants âgés de 5 à 22 ans. Nous avons également réalisé un rêve de longue date : Ayoba, un village pour les personnes âgées, malades ou exclues, où elles peuvent vivre dignement. Ce village, que j’appelle « mon » village, était un rêve que je chérissais depuis longtemps. Grâce à la Providence, qui nous a toujours été favorable, nous avons pu bâtir sur un terrain de 2500 mètres carrés quatorze huttes africaines entourées de fleurs, de palmiers et d’autres plantes, avec des poules, deux chats, et tout ce qui constitue un petit village africain. En son centre, une cuisine africaine où deux femmes chantent en cuisinant et dorlotent nos habitants. Il y a même une piste de pétanque. C’est tout simplement magnifique !

Nos Centres se portent bien grâce à votre fidèle soutien, et pour cela, je vous remercie du fond du cœur.

Et maintenant, j’en viens au point principal, que vous devinez peut-être déjà : on dit qu’il faut savoir s’arrêter au sommet de sa réussite.

Eh bien, en mai prochain, je fêterai mes 72 ans. Depuis ma tuberculose en 2007 et les infections pulmonaires récurrentes qui ont suivi, on m’a diagnostiqué une bronchite chronique obstructive, ce qu’on appelle aussi une bronchite du fumeur. Ironie du sort : je n’ai jamais fumé de ma vie. Cette maladie me prend beaucoup d’énergie et m’oblige à prendre davantage soin de moi. L’accepter n’a pas été facile, je peux vous l’assurer. Mais comme toujours, il y a deux côtés à toute chose : cela m’a aussi appris que je ne suis pas irremplaçable. Cette prise de conscience nous a permis de chercher et de trouver deux femmes incarnant les valeurs que je souhaitais pour nos centres. Cela parait peut-être facile dit ainsi, mais les trouver n’a pas été une mince affaire. La Providence nous a cependant encore une fois bien guidés.

Un matin radieux d’octobre 2023, une jeune femme est entrée dans mon bureau. « Je m’appelle Llum, » a-t-elle dit, « et je suis auxiliaire en Kinésithérapie. J’ai un petit cabinet à Abidjan, et chaque jour, en passant devant votre maison à 6 heures du matin, je vois des files de personnes pauvres, malades, amaigries et blessées. Je suis venue satisfaire ma curiosité. Que représente cette maison ? » Je lui ai demandé si elle avait deux heures à me consacrer pour faire une visite des lieux. Elle a accepté, et je lui ai tout montré. Elle m’a raconté qu’elle était Espagnole, âgée de 48 ans, et qu’elle avait vécu avec son mari, architecte, et leur fils au Burkina Faso, où elle travaillait pour une ONG. Ils avaient dû fuir à cause des attaques terroristes croissantes et s’étaient installés à Bassam.

Après la visite, elle a décidé qu’elle voulait travailler avec nous. Elle a commencé comme bénévole, d’abord au village Ayoba, puis auprès des enfants et dans les chambres des malades. Elle semblait très heureuse, et les gens l’appréciaient. Un jour, je lui ai demandé si elle envisagerait de remplacer mon amie Marie Odile, qui est mon assistante depuis 20 ans, et qui, à 73 ans, souhaite prendre sa retraite. Elle a été effrayée par la responsabilité et a répondu : « C’est trop pour moi, je ne sais pas si j’en suis capable. »

Je lui ai laissé du temps. Elle a rencontré Aziz, nous avons fait la connaissance de son mari et de son fils Peret, âgé de sept ans. Finalement, elle a prononcé cette phrase qui m’a confirmé qu’elle était faite pour nous : « Je suis la plus heureuse quand je peux rendre des gens faibles heureux. » Aujourd’hui, Llum Fouz travaille avec nous depuis un an déjà, et nous sommes heureux de l’avoir.

Il nous manquait encore quelqu’un pour me remplacer. Nous avons mené une recherche approfondie et trouvé Barbara Jurisic, une psychologue belge de 50 ans. Elle a une longue expérience en Afrique et en Asie pour des organisations comme Médecins Sans Frontières, Médecins du Monde et le CICR. Elle a commencé à travailler avec nous en octobre 2024 et s’est révélée être le choix parfait. Non seulement elle apporte une expertise solide et une grande expérience, mais elle possède aussi l’empathie que j’ai toujours souhaitée pour ma succession. Ainsi, à la fin du mois de Mai, Marie Odile et moi remettrons les clés à Barbara et Llum.

Barbara Jurisic, Lotti Latrous, Marie Odile Gabet und Llum Fouz dans le beau jardin des Centres L’Espoir (de gauche à droite)

Naturellement, je reviendrai régulièrement et vivrai de temps en temps à Ayoba. Aziz, ou Papa Aziz comme on l’appelle ici, continuera également d’offrir ses conseils techniques. Pendant ce temps, je m’assiérai sur le banc devant ma maison, riant, priant, mangeant et vivant avec les autres. Simplement vivre, en sachant que j’ai confié la responsabilité à des personnes formidables et à notre équipe locale. Je serai là comme une grand-mère, avec du temps, beaucoup de temps. Et je rêve de plus en plus de ces moments, des moments qui font disparaître mes cauchemars, ces cauchemars récurrents des dernières années où je me demandais ce qu’il adviendrait si un jour je n’avais plus la force de continuer.

Je vis en Côte d’Ivoire depuis 30 ans, dont 26 années consacrées à notre projet. C’est toute ma vie. Dès Mai, je pourrai être là, aider et conseiller si on le souhaite.  Confier mon projet – mon quatrième enfant, comme j’aime à l’appeler – à d’autres mains sera difficile, je ne le cache pas. Mais en le laissant partir, et je peux le faire maintenant, car il est devenu adulte, je ressentirai un grand soulagement. Et une immense gratitude.

Les lettres trimestrielles continueront, elles seront désormais écrites par Barbara. Mais je vous promets que, de temps à autre, je prendrai aussi la plume pour vous donner de mes nouvelles, la prochaine fois déjà en Juin.

Enfin, permettez-moi de vous dire à quel point votre aide, votre amour, vos prières et vos pensées positives ont été essentiels toutes ces années. Vous nous avez portés à travers tant de défis. Pour cela, je vous suis infiniment reconnaissante. Et si je puis formuler un dernier souhait, ce serait celui-ci : ne nous oubliez pas. Continuez s’il vous plait  de soutenir notre projet.

Que Dieu vous bénisse !
Et oui, je vais bien, encore mieux maintenant que je vous ai informés.

Avec tout mon respect et la profonde espérance que vous comprendrez,
Lotti